49
Ils arrivaient en vue de la vallée encaissée menant à la mer lorsque Khersethi, qui commandait un petit groupe d’éclaireurs, décela un mouvement dans les buissons. Il fit signe à ses hommes de se préparer au combat. Puis une silhouette surgit des fourrés, chancelante.
— Tayna ?
La jeune femme, couverte de haillons, semblait à bout de force. Elle tituba jusqu’à eux et s’évanouit dans leurs bras.
— J’ai profité de la fuite des Hittites pour leur échapper, Seigneur, expliqua-t-elle lorsqu’elle eut repris quelques forces.
— Quand as-tu été capturée ? demanda Seschi.
— Vers la fin de la nuit, je ne me souviens plus très bien. Ils étaient partout. L’un d’eux m’a assommée. Lorsque je me suis réveillée, il y avait d’autres femmes autour de moi. Nous étions ligotées.
Elle éclata en sanglots.
— Ce fut horrible. Ces hommes sont de véritables bêtes. Ils ont… abusé de nous. Deux filles ont tenté de leur résister, ils les ont tuées et, ensuite, ils ont violé leurs cadavres. C’était abominable.
— Je sais, confirma Seschi. Nous les avons retrouvées dans la plaine.
— J’ai cru que tout était fini, que le village avait été détruit, et ses habitants massacrés. Et puis, dans la matinée, sans raison, ils ont rompu le combat et se sont enfuis. Ils semblaient pris de panique. Ils nous ont emmenées. De loin, j’ai aperçu des créatures terrifiantes lancées à leur poursuite. Nous avons couru longtemps, jusqu’à ce que les monstres abandonnent la chasse. Le soir, alors qu’ils s’apprêtaient à camper pour la nuit, j’ai profité de la confusion pour m’échapper. L’un d’eux avait laissé tomber son poignard près de moi. J’ai pu couper mes liens. Je redoutais qu’ils ne suivent ma trace, mais ils ne m’ont même pas recherchée. Je ne voulais pas revenir à Yumuktepe. J’avais trop peur de tomber sur les créatures. J’imaginais qu’elles vous avaient exterminés. J’ai marché vers l’ouest pour retrouver la piste d’Ardemli. Je craignais de tomber sur un fauve, mais je n’ai rencontré que des lézards et des scorpions. Je voulais retrouver Hobakha. C’est le seul qui se soit montré bon avec moi.
Son regard désespéré acheva de désarçonner les autres. Khirâ la prit dans ses bras.
Pendant les deux jours que dura le retour, chacun se montra aimable avec Tayna, pour tenter de lui faire oublier son terrible cauchemar. Bien sûr, elle avait trahi Tash’Kor en le dénonçant à la reine Thanys, mais n’avait-elle pas agi par dépit amoureux ? C’était bien pardonnable. Et puis, Tash’Kor et Seschi s’étaient réconciliés, et ils étaient devenus les meilleurs amis du monde. Pourquoi dans ce cas continuer à lui tenir rigueur de sa faiblesse passée ?
Curieusement, seuls Seschi et Tash’Kor conservaient une certaine distance vis-à-vis d’elle. Malgré l’épreuve ignoble qu’elle avait traversée, le prince égyptien ne pouvait se résoudre à éprouver de la pitié pour elle. S’il fit tout pour faciliter sa réintégration au sein de la petite communauté, s’il dissimula ses sentiments d’antipathie, il ne lui témoigna cependant aucune preuve d’amitié. Neserkhet le lui reprocha un peu au soir du deuxième jour, la veille de leur arrivée à Ardemli.
— Je n’aime pas cette fille ! répondit-il sèchement.
Neserkhet n’osa insister. Il y avait dans le ton de Seschi une incompréhensible haine rentrée. Seschi lui-même eût été bien en peine d’expliquer cette répulsion. Il y avait en elle quelque chose qui le troublait et le mettait mal à l’aise, sans toutefois pouvoir déterminer quoi.
Tash’Kor, quant à lui, éprouvait une trop grande souffrance pour être capable de la moindre compassion. Il avait clairement dit à Khirâ que Tayna n’était pas obligée de suivre l’expédition, et qu’elle connaissait les risques.
En revanche, il s’était rapproché de Leeva, qui masquait sa peine avec dignité. Elle avait montré à Tash’Kor un bracelet d’or offert par Pollys. Or, celui-ci lui avait été donné par sa mère, Mallia. Il avait alors compris que son jumeau avait décidé de prendre Leeva pour épouse.
Contrairement à ce qu’elle aurait pensé, la présence de la jeune femme aux côtés de son compagnon n’éveillait en Khirâ aucune jalousie. Parfois, Tash’Kor semblait totalement absent, perdu dans des rêves inaccessibles. Il avait récupéré la harpe de son frère, miraculeusement sauvée de la bataille de Yumuktepe. Le soir, au bivouac, il passait de longues heures à laisser ses doigts courir sur les cordes. Dans ces moments-là, elle avait l’impression de se retrouver devant Pollys. Bouleversée, elle prit l’habitude de le laisser seul. Le dernier soir, elle l’observait ainsi, de loin, lorsqu’une main se posa sur son bras.
— Leeva ?
La jeune femme s’agenouilla près d’elle.
— Pardonne son audace à ta servante, princesse, mais je voulais te parler.
— Qu’as-tu à me dire ?
— Le prince Tash’Kor m’inquiète. Quelquefois, il n’est plus le même.
Khirâ ne répondit pas. Elle avait aussi ressenti la même impression.
— Écoute comme il joue de la harpe, poursuivit doucement Leeva.
La princesse tendit une oreille attentive. Pour la première fois, elle remarqua une chose à laquelle elle n’avait pas prêté attention. Le jeu de Tash’Kor était fluide, léger, assuré.
— Mais… s’étonna-t-elle, il ne savait pas jouer.
— Très mal ! Son frère se moquait de lui lorsqu’il essayait. Mais ce soir, j’ai l’impression d’entendre Pollys.
— C’est impossible, rétorqua Khirâ, mal à l’aise.
— Peut-être que si. Le prince a marché longuement près de moi, aujourd’hui. Il m’a expliqué que Pollys n’était pas vraiment mort, que son esprit continuait à vivre en lui. Il m’a dit :
— Il ne faudra pas que tu t’étonnes : parfois, je serai Pollys. À ces moments-là, je voudrai que tu viennes vers lui. Je sais qu’il t’aimait.
Khirâ sursauta :
— Tu… tu me demandes de partager Tash’Kor avec toi.
— Non, princesse. J’ai cru que mon maître souhaitait seulement me glisser dans sa couche. Je me suis trompée. Il m’estime et me traite avec dignité, comme chacun des siens, mais pour lui, je ne suis qu’une servante. Cependant, le regard qu’il a eu pour moi cet après-midi était celui de Pollys. Pollys, lui, m’aimait, et je l’aimais. Il voulait m’épouser. Il m’avait offert ce bracelet, qui lui venait de sa mère.
Elle lui montra le bijou d’or martelé. Khirâ ressentit une vive émotion : Tash’Kor lui avait fait cadeau du même lorsqu’il lui avait demandé de l’épouser. Leeva se mit à pleurer.
— Je ne sais plus que faire, maîtresse. Je ne veux pas te faire de peine, mais par moments, je crois me retrouver devant Pollys. Son caractère est totalement différent, il devient plus gai, plus spontané, comme l’était mon prince. Dis-moi ce que je dois faire !
Khirâ ne répondit pas. Elle ne pouvait imaginer de partager Tash’Kor avec une autre, comme le faisait Neserkhet avec Chleïonée. Leeva avait eu l’honnêteté de lui faire part de son désarroi. Mais comment l’imaginer dans les bras de Tash’Kor…
Elle se leva brusquement et s’éloigna, abandonnant la jeune femme. Leeva se mit à pleurer. Non loin d’elle, les derniers feux du crépuscule illuminaient la silhouette de Tash’Kor dont les doigts couraient sur les cordes sans aucune difficulté, laissant échapper une mélodie mélancolique et belle. Le profil du jeune prince se découpait clairement dans la lumière de la lune vague. La fermeté qui marquait les traits de Tash’Kor s’était effacée, laissant place à la douceur du visage de Pollys, à sa moue moqueuse. Plus que jamais, Leeva eut l’impression de voir son compagnon disparu. Elle aurait voulu courir vers lui, mais une force mystérieuse le lui interdisait. Elle éclata en sanglots.
L’esprit en déroute Khirâ fit quelques pas, s’éloignant volontairement des feux de camp. Soudain, une silhouette familière se dressa près d’elle : Jokahn. Elle fut heureuse de sa présence. Elle avait toujours eu confiance dans son jugement. Elle lui fit part de sa confusion. Il l’écouta avec patience. Lorsqu’elle eut terminé, il médita un long moment.
— Sans doute est-ce pour lui la seule manière de trouver la paix, dit-il enfin. Il aimait son frère plus que tout. Il ne peut accepter sa mort, et il a décidé de partager sa vie avec lui. Et peut-être cet amour fraternel est-il assez fort pour permettre à Pollys de poursuivre sa vie à travers celle de Tash’Kor. Moi-même, ce matin, j’ai cru revoir mon jeune maître. Il me parlait avec sa voix, avec ses intonations, comme s’il avait été son propre frère.
— Est-ce possible, ô Jokahn ?
— Nul ne connaît les desseins des dieux. Peut-être ont-ils permis à l’esprit de Pollys de venir s’incarner par moments dans celui de son jumeau.
— Que dois-je faire ? Il a proposé à Leeva de rejoindre Pollys à travers lui. Mais mon cœur saigne à l’idée qu’une autre se glisse dans sa couche.
Le vieil homme ne répondit pas immédiatement.
— Je crois que ce phénomène étrange a permis à mon jeune maître de retrouver la paix de l’âme. La seule question que tu dois te poser est la suivante : est-ce que tu l’aimes assez pour ne pas perturber cet équilibre ? Dis-toi que, lorsque Leeva – si elle l’accepte – dormira contre lui, ce n’est pas Tash’Kor qui l’aimera, mais Pollys. À ces moments-là, Tash’Kor sera absent.
— Comme il l’est ce soir, murmura Khirâ.
— L’aimes-tu assez pour cela ? insista-t-il.
Elle hésita, puis soupira :
— Si les dieux ont ainsi permis à Pollys de revenir à la vie, je dois l’accepter.
Le vieil homme la prit affectueusement contre lui.
— C’est bien. Tu dois faire taire ta jalousie, car elle est sans objet. Quand Pollys, par l’intermédiaire de Tash’Kor, réclamera Leeva, conduis-la toi-même vers lui. Tu accompliras ainsi un grand acte d’amour envers lui. Et envers Pollys.
Elle hocha la tête.
— Je le ferai.
— Tu peux le faire dès ce soir. Jamais Tash’Kor n’a su jouer de la harpe aussi bien.
Bouleversée, Khirâ ferma les yeux. Ce que Jokahn lui proposait de faire lui semblait au-dessus de ses forces. Mais sa jalousie n’était-elle pas le reflet de son seul égoïsme ? Elle refusait de partager Tash’Kor parce qu’elle avait décidé qu’il lui appartenait. Mais l’amour devait se montrer généreux. Pollys n’avait pas demandé à mourir, et Tash’Kor souffrait terriblement de sa disparition. Par un violent effort de volonté, elle chassa sa possessivité, puis revint vers Leeva, qui pleurait en silence. Sans un mot, elle lui prit la main et l’amena vers le jeune prince.
— Pollys ? appela-t-elle doucement.
Il se retourna. Khirâ sentit ses jambes se dérober. Ce n’était plus Tash’Kor qui se tenait devant elle. La ressemblance physique des jumeaux avait toujours été extraordinaire, mais leurs caractères dissemblables permettaient de les distinguer aisément. Le regard que lui adressait le jeune prince était bien celui de Pollys. Jamais les yeux de Tash’Kor ne reflétaient une telle douceur. Elle se demanda un moment si ce n’était pas lui qui avait été tué à Yumuktepe. Surmontant sa confusion, elle prit sa main et y glissa celle de Leeva. Puis elle se retira discrètement.
Lorsqu’elle se retourna, Leeva était dans les bras de… elle ne savait plus. Elle s’étonna de ne ressentir aucune douleur. Au contraire, une paix étrange descendit en elle. Le sourire de gratitude que lui avait adressé le jeune homme avait mystérieusement agi comme un baume, effaçant un relent de jalousie qui lui restait encore. Elle aussi souffrait de la disparition de Pollys, qu’elle aimait comme un frère un peu incestueux. Elle ne pouvait oublier la nuit extraordinaire qui les avait réunis, Tash’Kor, Pollys et elle, quelques mois plus tôt. Sa mort avait été pour elle un cruel déchirement. Or, si les dieux lui avaient permis de poursuivre sa vie dans l’esprit et le corps de son frère, ne devait-elle pas s’en réjouir ?
Lorsqu’elle s’allongea, un peu plus tard, elle s’étonna encore de la sérénité qui était descendue en elle. Au matin, elle sentit contre elle la présence de Tash’Kor. Quand elle se tourna vers lui, elle constata que le regard de turquoise était redevenu le sien. Un regard dans lequel il n’y avait plus aucune trace de souffrance.
Mais bientôt, ils eurent un nouveau sujet d’inquiétude. Les éclaireurs envoyés par Seschi confirmèrent que les Asiates n’étaient pas venus jusque-là. Pourtant, lorsqu’ils pénétrèrent dans la petite cité, elle était en effervescence. Deux nouveaux navires avaient abordé, que des porteurs déchargeaient sous les ordres des contremaîtres. Dès qu’il apprit leur retour, le roi Massary se porta au-devant de Seschi et de Tash’Kor, auxquels il présenta les capitaines des vaisseaux.
— Ces marins viennent de Byblos, déclara-t-il. Ils disent que la ville est attaquée par les Hittites.
— C’est vrai, Seigneur, renchérit l’un des deux commandants avec un fort accent. Les hordes asiates étaient très proches lorsque nous avons quitté Byblos, il y a huit jours de cela. Il est probable que la cité a été attaquée depuis. Le gouverneur avait demandé des secours à l’Horus Neteri-Khet, mais il les attendait toujours.
— Mais pourquoi avez-vous fui Byblos ? Vos marins n’auraient pas été de trop pour défendre la ville.
— Nous sommes des négociants troyens, Seigneur. Nous devons regagner Troie pour avertir les nôtres au plus vite du danger que représentent ces hordes de démons.
— Nous revenons de votre cité, répondit Seschi. Les envahisseurs en sont loin, mais ils ont pris Adana. Nous les avons nous-mêmes affrontés il y a quatre jours à Yumuktepe.
— Je ne peux laisser Byblos tomber ainsi entre les mains des Barbares, déclara Seschi lorsqu’il se retrouva seul avec Tash’Kor. Qu’en penses-tu, mon frère ?
— Nos deux équipages représentent près de cent cinquante guerriers, sans compter nos compagnes, qui ont prouvé qu’elles savaient se battre. Nous devons leur prêter main-forte.
— Alors, demain, nous quitterons Ardemli pour Byblos.
Un peu plus tard, Tayna vint trouver Seschi, qui supervisait le chargement de l’Esprit de Ptah.
— Seigneur, j’aimerais te parler.
— Qu’as-tu à me dire ?
— Je sais que tu comptes rejoindre Byblos pour combattre les Hittites qui l’assiègent. Mais ces combats prochains me font peur. J’aimerais que tu me déposes à Ugarit, où vit mon père. Il est l’un des personnages les plus importants de la cité.
— Je sais.
— Nous allons longer la côte, et Ugarit est située un peu au nord de Byblos. Tes navires vont passer devant ma ville. Cela ne te ferait qu’un petit détour, supplia-t-elle.
— Ne crains-tu pas que les Hittites assiègent aussi Ugarit ?
— Je le crains, en effet. Mais, si c’est le cas, je veux être auprès des miens.
Seschi grommela pour la forme, puis répondit :
— C’est bien, je te déposerai à Ugarit.
Le visage de Tayna s’illumina. Elle prit la main de Seschi dans les siennes et y posa le front.
— Sois béni, Seigneur. Mon père aura grand plaisir à te recevoir. C’est un grand seigneur, lui aussi.
— Je n’aurai pas le temps de lui rendre visite.
— Il te laissera repartir très vite. Mais j’aurai grande joie à lui présenter le fils de l’Horus Neteri-Khet – Vie, Force, Santé.
— Nous verrons, grogna Seschi.
Il s’éloigna d’un pas vif. La requête de cette Tayna n’avait rien d’extravagant. Elle avait été séparée de sa famille pour suivre un prince qui l’avait aujourd’hui abandonnée. Elle désirait simplement retourner chez elle. Depuis son évasion, chacun l’avait accueillie avec chaleur. Tash’Kor lui-même, depuis que s’était opérée en lui l’étrange métamorphose qui avait dédoublé sa personnalité, ne la considérait plus avec hostilité. Après avoir été rejetée par les Chypriotes, elle était de nouveau admise. Pourtant, Seschi ne pouvait s’empêcher d’éprouver une méfiance inexplicable vis-à-vis d’elle. Quelque chose sonnait faux dans son regard, dans son attitude. Il n’aurait su dire quoi, mais son intuition lui soufflait de demeurer sur ses gardes. Derrière ses sourires, derrière ce masque de gaieté retrouvée, il lui semblait discerner le spectre d’une haine invraisemblable. C’était si ténu, si subtil, que Seschi se demandait parfois si son imagination ne lui jouait pas des tours. Il ne se fondait que sur des regards furtifs et intenses, des éclairs sombres qui passaient dans les yeux de la jeune femme, et qu’il était apparemment le seul à percevoir.
Seule Chleïonée l’avait conforté dans cette sensation fugace. Peu de temps après le retour de Tayna, elle lui avait déclaré ;
— Que mon Seigneur ne prenne pas en mal ce que je vais dire, mais je n’aime pas cette fille.
— Serais-tu jalouse ?
— Non ! Je sais que tu la détestes. Mais elle te le rend bien.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Quand elle sourit, ses yeux ne participent pas. Méfie-toi d’elle.
Le soir même, Massary donna une fête en l’honneur des deux princes. Seschi s’était montré généreux envers lui pour le prêt de ses ânes, et le souverain eut à cœur de le remercier en organisant des festivités improvisées, afin, dit-il, de sceller l’amitié entre Ardemli et Kemit.
Les réjouissances battaient leur plein lorsque Seschi, obéissant à une impulsion soudaine, s’écarta de ses deux compagnes et chercha Tayna des yeux. Elle avait disparu. Il se renseigna auprès de Khersethi, dont les pensées n’étaient plus très claires.
— Pardonne à ton serviteur, Seigneur, je crois que j’ai un peu abusé de…
— Aucune importance. As-tu aperçu Tayna ?
— Je l’ai vue s’éloigner avec des gens d’ici.
Il lui indiqua une ruelle. Seschi n’eut pas à aller très loin. Dans un renfoncement, il entendit des gémissements équivoques en provenance d’un entrepôt. La lumière falote d’une lampe à huile attira son attention. Il risqua un regard à l’intérieur. Ce qu’il découvrit l’aurait fait sourire en d’autres circonstances. Mais la conduite de Tayna, s’offrant sans retenue à trois hommes simultanément, était étonnante. Lorsqu’une fille avait été violée, elle en restait traumatisée pendant longtemps. Certaines en demeuraient marquées à vie. Ce qui ne semblait pas être son cas. Si elle avait réellement été violée…
Il se retira sur la pointe des pieds et gagna le port, où les deux navires attendaient, bercés par les vaguelettes. Il huma longuement les effluves maritimes que la nuit venait rehausser, et auxquels se mêlaient les odeurs de viande grillées et de bière de la fête proche. Peu à peu, un lent travail se fit dans son esprit. Il comprit alors les raisons de la haine inexplicable qu’il éprouvait envers Tayna.
Étouffant sa colère, il revint chercher Tash’Kor et Khersethi, ainsi qu’une douzaine de gardes, et retourna dans la ruelle. L’irruption de la troupe armée dans le magasin encombré de ballots de paille provoqua un mouvement de panique chez les trois compagnons de Tayna, Tremblants de frayeur, ceux-ci, des jeunes gens d’Ardemli, s’enfuirent dans la rue sans même prendre le temps de passer un vêtement. Tayna, stupéfaite et furieuse de s’être laissé surprendre, voulut s’échapper. Devant les yeux éberlués de ses compagnons, Seschi bondit sur elle et la saisit violemment par les cheveux. Elle tenta de le griffer et de le mordre. Il répondit d’une gifle magistrale qui expédia la jeune femme au sol. À demi assommée, Tayna se traîna sur la paille en gémissant, la lèvre fendue. Seschi lui jeta ses vêtements et lui ordonna de les mettre.
— Que se passe-t-il, mon frère ? demanda Tash’Kor. Quel crime a-t-elle commis pour que ta la traites ainsi ?
— Elle va nous l’expliquer. Ne trouves-tu pas étrange de la retrouver ici avec trois hommes après avoir été soi-disant victime d’un viol il y a quelques jours ?
— Elle a toujours eu un tempérament chaleureux, l’excusa Tash’Kor, embarrassé par la violence de Seschi.
— Si ce qu’elle a subi était aussi terrible qu’elle l’a dit, elle n’aurait pas eu envie de recommencer de sitôt, rétorqua-t-il avec fermeté. De même…
Il arracha brusquement le collier de la jeune femme.
— Si elle a réellement été capturée par les Hittites, pourquoi ne lui ont-ils pas pris ce collier ? Ce sont des pillards, et ce bijou a de la valeur.
Il assena une nouvelle gifle à Tayna qui se mit à glapir de rage et de peur.
— Pourquoi veut-elle à tout prix que nous la ramenions chez elle, à Ugarit, alors qu’il est fort probable que les Asiates y sont déjà.
— Son père y vit, argumenta Tash’Kor. Elle veut le revoir.
— Mais elle serait plus en sécurité avec nous. Byblos est une ville importante, capable de se défendre. À Ugarit, elle est sûre de se jeter dans les bras de l’ennemi. Sa conduite ne peut s’expliquer que d’une seule manière : elle a partie liée avec lui.
Décontenancé, Tash’Kor objecta :
— Comment peux-tu la soupçonner ainsi ? Les Asiates étaient en fuite. Ils ont pu oublier de lui arracher son collier. Quant à sa conduite de ce soir, elle a toujours aimé les hommes.
— Je refuse de croire qu’une fille victime d’un viol puisse se comporter ainsi. Mais il y a d’autres raisons.
Seschi tira brutalement les cheveux de Tayna vers l’arrière et grinça :
— Tu n’as pas été capturée, comme tu le prétends, mais tu as délibérément quitté le village.
La jeune femme tenta vainement de se défendre.
— Je… ne comprends rien à ce que tu dis, sanglota-t-elle.
— Ce n’est pas par amour pour Tash’Kor que tu es venue en Égypte, mais pour nuire à l’Horus Neteri-Khet, mon père. Tu n’es pas née à Ugarit. Tu es égyptienne, toi aussi.
Tash’Kor regarda Seschi avec stupéfaction.
— Mais… comment peux-tu affirmer cela ?
— Une Levantine ne parlerait pas l’égyptien sans le moindre accent. Tu as rencontré son père. Quelle langue a-t-il utilisé ?
— L’égyptien ! Mais cela ne veut rien dire.
— Cela change tout, au contraire. Comment était-il ?
— C’était un homme d’un certain âge. Je ne me souviens pas très bien de lui.
— Et il t’a immédiatement confié sa fille ?
— Elle voulait rester avec moi. Il n’a pas émis d’objection.
— Et pour cause. Tu lui avais confié tes projets de vengeance.
— C’est vrai.
— Mais ceux-ci pouvaient se retourner contre toi. Si tu avais été démasqué, c’était la mort qui t’attendait, toi et les tiens. Or, elle a accepté malgré tout de te suivre. Il lui fallait une autre raison pour qu’elle courre un tel risque.
— Laquelle ?
— Mon père a un ennemi mortel, qui s’est juré de le détruire. C’est pour cela qu’elle a été envoyée à Mennof-Rê. En réalité, elle t’accompagnait pour t’aider à accomplir ta vengeance. Elle savait que tu voulais tuer Khirâ. Et elle t’a encouragé à le faire.
— J’étais jalouse ! répliqua Tayna.
Une gifle magistrale lui fit éclater la lèvre.
— Silence ! gronda Seschi, qui avait visiblement du mal à contenir sa fureur. Tayna le sentit et se recroquevilla.
— Elle n’était pas jalouse. Son but véritable était d’atteindre mon père au travers de la mort de sa fille. Mais elle a compris avant toi que tu étais amoureux de Khirâ, et que jamais tu ne la tuerais. C’est pourquoi, lorsque tu as fui avec ma sœur, elle est revenue à Mennof-Rê pour te dénoncer. Mais elle ne l’a pas fait immédiatement après ton départ. Elle a volontairement attendu Per Bastet pour quitter ton bord. Elle se doutait que je me lancerais à ta poursuite, et c’est ce qui s’est produit. Mais elle savait pertinemment que je n’aurais jamais le temps de te rejoindre, même avec l’Esprit de Ptah.
— Je ne comprends pas…
— Où avais-tu l’intention de te rendre en quittant Kemit ?
— À Ugarit.
— Elle le savait. Et elle escomptait que, ne pouvant te rejoindre à Busiris, je me lancerais à ta poursuite.
— Pour quelle raison aurait-elle agi ainsi ?
— Une fois sur place, elle nous aurait fait capturer par les Hittites. C’est pour cette raison qu’elle m’a demandé de l’emmener.
— C’est insensé… protesta faiblement Tash’Kor.
— Non ! Elle prétendait vouloir sauver Khirâ. En réalité, elle désirait nous tendre un piège en utilisant la haine qui nous opposait. Toutefois, rien ne s’est passé comme elle l’espérait. Le typhon a bouleversé ses plans. Elle n’avait pas envisagé que tu modifierais ta route et mettrais le cap sur la Crète. Elle n’avait pas non plus prévu notre réconciliation. Elle a été contrainte de nous suivre sans aucun moyen d’agir. C’est alors que l’attaque de Yumuktepe par les Hittites lui a fourni une occasion inespérée. Elle a décidé de les prévenir de la présence des enfants de l’Horus. Et elle a profité de la nuit pour s’échapper. Elle voulait que les Hittites nous capturent, Khirâ et moi. Mais ils ont perdu la bataille. Alors, elle a changé ses plans, et elle a demandé au chef des Asiates de prévenir son père pour qu’il nous tende un nouveau traquenard à Ugarit. Puis elle a simulé son évasion et nous a rejoints en jouant les victimes. À présent, elle veut que nous la ramenions là-bas, afin que nous tombions dans son piège.
— Mais as-tu une preuve de ce que tu avances ? protesta faiblement Tash’Kor.
— La preuve, la voici !
Il arracha brutalement le collier de la fille.
— Elle s’est fait connaître de l’ennemi en lui montrant ceci.
La prisonnière blêmit, mais ne répondit pas.
— Tu t’es trahie, Tayna. Ce bijou est le signe de reconnaissance qui t’a permis de te faire reconnaître des Hittites.
Il montra à Tash’Kor le symbole porté sur le médaillon d’or.
— Je ne comprends pas votre écriture ! répondit le Chypriote.
— C’est le signe sacré du crocodile. Il signifie voracité et avidité ; il qualifie souvent un ennemi sournois, comme le pillard du désert qui attaque lâchement les caravanes. Mais il symbolise aussi l’agression et la colère. Il doit représenter ici la motivation de ceux qui le portent. Quelque chose m’intriguait chez cette fille, et c’était ce joyau. J’ai déjà rencontré ce signe étrange. Le sage Imhotep m’a montré un médaillon semblable, prélevé sur le cadavre du fils de l’usurpateur Nekoufer, lors de la bataille de Per Bastet. Il est tout de même singulier de retrouver ce symbole sur elle. Malheureusement, je n’ai pas fait le rapprochement tout de suite. J’aurais pu la démasquer plus tôt.
Tash’Kor pâlit.
— Mais alors, si elle a quitté le village dans la nuit…
— Pollys l’a aperçue, et il s’est étonné de son attitude, acheva Seschi.
Un début de panique s’empara de Tayna devant le regard chargé de haine de Tash’Kor. Elle se mit à hurler.
— Je n’ai pas tué Pollys. Lui au moins était bon avec moi.
— Sa bonté lui a coûté la vie ! rugit Seschi. Il ne s’est pas méfié de toi. Il ne voyait le mal nulle part. Mais seul quelqu’un qui le connaissait bien, en qui il avait une confiance absolue, a pu le tuer de cette manière, en lui plongeant par surprise un poignard dans le cœur.
Ivre de rage, Tash’Kor dégaina son glaive.
— Je vais la tuer ! hurla-t-il.
Seschi leva le bras pour l’arrêter.
— Elle sera à toi, mon frère, mais je n’en ai pas encore fini avec elle.
Il la saisit par les cheveux et lui tordit violemment la tête en arrière.
— Parle ! Ton père et toi, agissiez-vous pour le compte de Meren-Seth ? Peut-être même es-tu sa propre fille ?
Malgré ses traits déformés par la douleur, elle le regarda avec étonnement.
— Je t’assure, Seigneur, je n’ai jamais entendu parler de ce Meren-Seth. Mon père est le noble Kherou, d’Ugarit.
— Alors, ton père connaît Meren-Seth !
Soudain, au moment où il s’y attendait le moins, elle se dégagea, roula sur elle-même et lui décocha un violent coup de pied. Avant qu’il n’ait pu réagir, elle avait bondi par la fenêtre proche, tel un chat sauvage.
— Sa fuite est un aveu ! s’écria Seschi. Rattrapez-la !
Ils se lancèrent à sa poursuite. Tash’Kor, galvanisé par la haine, hurlait comme un dément.
— Laissez-la-moi ! Elle a tué mon frère !
Mais, en raison de la nuit, la traque ne s’avéra pas aisée. Tayna, se sentant perdue, avait quitté la ville en direction de la montagne de l’ouest. Bientôt, les poursuivants s’engagèrent sur un sentier étroit qui escaladait une falaise élevée. Le vent des îles s’était mis à souffler, manquant de déséquilibrer les soldats, s’écorchant en sifflant aux aspérités de la roche.
Malheureusement pour elle, Tayna ne pouvait rivaliser avec des guerriers entraînés. Bientôt, elle se retrouva acculée sur une plate-forme sans issue, bordée d’un côté par une paroi rocheuse infranchissable, de l’autre par un précipice qui surplombait la mer de plus de deux cents coudées. Les soldats se déployèrent, lui interdisant toute retraite. À la lueur blafarde la lune, ils virent sa silhouette, en équilibre au bord de la falaise. Tash’Kor allait bondir sur elle lorsqu’elle l’arrêta d’un geste.
— Arrière !
Seschi retint le bras de Tash’Kor.
— Prends garde ! Elle n’hésitera pas à t’entraîner dans sa chute.
Tayna respirait fortement. Elle savait qu’elle ne s’en sortirait pas. Son visage aux traits sensuels se déforma sous l’effet de la haine incommensurable qui l’habitait.
— C’est vrai, tu avais raison ! cracha-t-elle à Seschi. C’est bien moi qui ai tué Pollys. Cet imbécile s’est trouvé là au mauvais moment.
Elle éclata d’un rire cynique, que les rafales de vent emportèrent dans la nuit.
— Il ne s’est pas méfié. Il croyait que j’avais peur, et il a voulu me protéger.
Seschi dut prendre Tash’Kor à bras-le-corps pour l’empêcher de se jeter sur elle.
— Attends ! Elle n’a pas tout dit.
Il s’adressa à Tayna.
— Qui était l’homme masqué qui a rencontré le Sumérien Enkhalil ?
Pour toute réponse, elle cracha dans leur direction.
— Vous ne saurez rien de plus de moi, sinon ceci : écoute-moi, toi, le fils de l’usurpateur. Mon père détruira le tien, car il est le seul héritier légitime des Deux Couronnes.
— Meren-Seth ! souffla Seschi. Elle est la fille de Meren-Seth.
— Je vais la tuer ! rugit Tash’Kor.
Il se précipita vers elle. Mais elle recula et, sans hésitation, se jeta dans le précipice. Son hurlement de terreur déchira longuement la nuit éclairée par une lune parcimonieuse. Puis il y eut un choc sourd et le cri fut tranché net. Seuls subsistèrent les gémissements du vent. Seschi et Tash’Kor s’approchèrent du bord. Tout en bas, le corps de Tayna gisait, étendu dans une posture grotesque.
— J’aurais aimé vider les tripes de cette garce moi-même, gronda Tash’Kor.
Plus tard, alors que la petite troupe regagnait Ardemli, il demanda à Seschi :
— Qui est ce Meren-Seth dont tu as parlé tout à l’heure ?
Seschi lui conta l’histoire de ce descendant de l’usurpateur Peribsen, qui s’était dressé contre Djoser douze ans auparavant.
— Sa mort reste un mystère. On pensait qu’il avait péri dans l’incendie de sa cité de l’Ament. Mais, depuis les troubles qui ont agité le Double-Pays récemment, et surtout l’assassinat de ma sœur Inkha-Es, la reine Thanys était persuadée qu’il survivait quelque part, et qu’il préparait sa vengeance. Nous savons à présent qu’il avait trouvé refuge à Ugarit. Nous savons aussi qu’il a conclu une alliance avec les Hittites pour envahir le Levant et surtout Kemit. Mais tu l’as rencontré. Parle-moi de lui.
— Mes souvenirs sont plutôt vagues. En réalité, je ne l’ai vu qu’une fois. Il m’a semblé assez âgé. Un détail me revient : son bras gauche était paralysé.
— Sans doute une blessure reçue lors du dernier combat contre mon père.
Il reprirent leur chemin sans un mot.
— La seule chose qui me préoccupe, ajouta soudain Seschi, c’est le regard de cette vipère lorsque je lui ai parlé de Meren-Seth. Malgré ses talents de comédienne, elle a semblé réellement étonnée.